Des objectifs de nature communautaire importants
L’Union Européenne a pour objectif de créer un « espace de liberté, de sécurité et de justice » au sein duquel les personnes peuvent circuler librement mais l’émergence de certains comportements a fait prospérer l’idée selon laquelle, dans certaines situations bien définies, la liberté de circulation doit être limitée pour garantir la sécurité du marché intérieur. Ce fut par exemple le cas avec l’émergence du forum shopping qui est une pratique qui consiste pour le justiciable, à saisir la juridiction la plus susceptible de donner raison à ses propres intérêts. Mais attention, cette pratique n’est pas une fraude à la compétence car cette dernière consiste en une manœuvre active frauduleuse comme l’altération volontaire de la location du siège statutaire de l’entreprise dans le but de se soustraire aux règles du procès. Bien que l’Union européenne admette le forum shopping, la CJUE a été amenée, par sa jurisprudence à restreindre cette possibilité.
Un arret récent : CJUE Vereniging van Effectenbezitters 2021
Par un arrêt du 12 mai 2021 la cour de justice de l’Union européenne restreint a la compétence juridictionnelle au titre de l’article 7 paragraphe 2 du règlement Bruxelles I bis pour les actions des investisseurs. Les juges européens considèrent que seules les juridictions de l’Etat dans lequel une société cotée en bourse doit remplir ses obligations légales d’information peuvent être saisies pour ces litiges.
En l’espèce, l’association néerlandaise d’actionnaires Vereniging van Effectenbezitters (VEB) a entamé une action contre les tribunaux d’Amsterdam contre la société British Petroleum. Elle accusé d’avoir divulgué des informations inexactes et trompeuses en Allemagne et au Royaume-Uni au sujet de la marée noire dans le golfe du Mexique qui est survenu en avril 2010. Selon la VEB, la divulgation de ces informations de la part de British Petroleum a provoqué une chute du cours des actions de la société ce qui a porté préjudice aux investisseurs de VEB qui ont acheté des actions entre 2007 et 2010 par le biais d’un compte d’investissement aux Pays-Bas.
Cette affaire a conduit la cour suprême des Pays-Bas à interroger la CJUE afin de savoir si les tribunaux néerlandais étaient compétents pour connaître d’une action collective et désaxe ion en réparation introduites ultérieurement, de manière individuelle, par les investisseurs lesés. Les questions préjudicielles posées sont les suivantes :
La principale problématique qui ressort de cet arrêt est la suivante : la Cour suprême néerlandaise s’est interrogée sur l’interprétation de l’article 7 du règlement n° 1215/2012 : doit-il être interprété en ce sens que la survenance directe d’un préjudice purement financier sur un compte d’investissement aux Pays-Bas est suffisante pour considérer que la juridiction néerlandaise est compétente pour statuer ? Selon cette interprétation on se fonderait sur le lieu de survenance du préjudice pour établir la compétence internationale du tribunal, car le préjudice résulte de « décisions d’investissement prises à la suite de renseignements généralement disponibles au niveau mondial mais inexacts, incomplets et trompeurs provenant d’une société internationale cotée en bourse. ». Donc cet arrêt traite ainsi des critères pertinents qui permettent de retenir la localisation d’un dommage causé par des manquements d’un émetteur à ses obligations de transparence à l’égard du marché. L’article 4 du règlement du Bruxelles I bis déterminer la compétence générale, il prévoit que « les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre », c’est à dire que les tribunaux du domicile du défendeur sans compétence. Néanmoins l’article 7 paragraphe 2 de ce règlement ouvre une exception : ils consacrent la règle selon laquelle il est possible de saisir la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou bien risque de se produire. Une question fondamentale qui se pose : comment interpréter la notion de « lieu dommageable » ?
La cour de justice des communautés européennes avait répondu à cette question dans l’arrêt Bier contre Mines de Potasse en 1976. Elle a adopté une interprétation large de cette notion en considérant qu’elle inclut lui aussi bien le lieu où le fait illicite à l’origine du dommage a été commis que le lieu où les effets du fait illicites se sont fait ressentir. Néanmoins la jurisprudence a évolué et à progressivement restreint cette notion de lieu de dommage.
Dans cet arrêt du 12 mai 2021, les juges de l’Union européenne insistent sur le fait que cette notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » ne doit pas être interprété de façon extensive. Par conséquent, il est nécessaire que soit établi un lien étroit entre le lieu du domicile du demandeur et le lieu du dommage. Le seul fait que le demandeur aurait subi un préjudice financier dans un autre état membre est insuffisant pour caractériser le fait qu’il s’agit du « lieu où le fait dommageable s’est produit ». La Cour conclue en considérant que « le seul fait que des conséquences financières affectent le demandeur ne saurait justifier l’attribution de compétence aux juridictions du domicile de ce dernier, une telle attribution de compétence est justifiée dans la mesure où ledit domicile constitue effectivement le lieu de l’événement causal ou celui de la matérialisation du dommage ». Ce principe vise à préserver l’objectif de prévisibilité qui implique qu’un défendeur ne soit pas poursuivi devant des tribunaux une juridiction où il ne pouvait raisonnablement s’attendre à être attrait.
Par conséquent, en l’espèce, la CJUE a retenu que la société British Petroleum n’avait aucune obligation de divulgation d’informations aux Pays-Bas, cela implique qu’elle ne pouvait pas prévoir d’être poursuivi devant les juridictions néerlandaise. Elle a donc considéré que la simple localisation d’un compte d’investissement dans un pays est insuffisante pour établir un lien étroit avec la juridiction de ce pays et lui donner compétence au titre de l’article 7 paragraphe 2 du règlement de Bruxelles I bis.
Une décision en lien avec la jurisprudence habituelle de la Cour de Justice de l’Union Européen
Cette décision de la Cour de Justice semble plutôt contradictoire avec l’orientation européenne de ces dernières années. En effet si on applique les faits de cette espèce au regard de la directive 2004/109 sur la transparence concernant l’information des émetteurs sur les marchés boursiers et du règlement 596/2014 sur les abus de marché, la société British Petroleum aurait dû mettre à disposition des informations périodiques susceptible d’avoir un effet sur le cours de ses actions. Tient que seules les autorités britanniques et allemandes et instituer une obligation de communication de certaines de ces informations celle-ci était consultable par l’ensemble des États membres de l’Union européenne conformément au droit communautaire, et pas seulement par le public allemand et anglais. Ainsi il semble questionnable le fait de considérer que la société British Petroleum ne pouvait pas prévoir que les informations communiquées ne serait pas dévoilée dans l’ensemble de l’Union européenne et donc elle pourrait entraîner des répercussions dans tous les États membres.
La CJUE confirme donc ici son interprétation restrictive de l’article 7 paragraphe 2 du règlement de Bruxelles I bis dans le cadre des pertes financières et renforce sa position dans le but d’éviter le forum shopping.
Des limites au cas par cas : la résistance étatique et collaboration européenne pour le cas français
Mais, bien que la problématique du forum shopping soit initialement une problématique internationale, celle-ci semble émerger au sein même des Etats. En France, la loi Macron 6 août 2015, pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques introduit une forme de forum shopping à la française. Elle aboutit à une mise en concurrence des juridictions spécialisées, assurant une plus grande attractivité du droit français dans les procédures d’insolvabilité transfrontalières.
La loi Macron a pour objectif d’améliorer la gestion des groupes de sociétés en situation d’insolvabilité, pour cela elle a créé des tribunaux de commerce spécialisés et des règles dérogatoires de compétence.
Le législateur français a souhaité éviter que le débiteur choisisse son tribunal. Il est prévu à l’article R600-1 du Code de commerce que « en cas de changement de siège de la personne morale dans les six mois ayant précédé la saisine du tribunal, le tribunal dans le ressort duquel se trouvait le siège initial demeure seul compétent ». Cela signifie que le débiteur n’a aucun intérêt à modifier son le ressort de son siège avant la mise en œuvre d’une procédure. En application de cet article le tribunal compétent pour ouvrir une procédure amiable où collective En France est celui dans le ressort duquel la société à son siège statutaire. Mais se pose une question : quelles sont les règles applicables à l’encontre d’un groupe de sociétés dont les différents sièges statutaires peuvent être éparpillés ? En effet cette règle de rattachement pourrait aboutir à un éparpillement des procédures dans de multiples juridictions. Pour pallier cette problématique l’article L662- 2 du Code de commerce français prévoyait un système de dépaysement de la procédure « lorsque les intérêts en présence le justifient ». La loi Macron du 6 août 2015 va maintenir ce système mais en ajoutant la possibilité de renvoyer l’affaire devant une juridiction spécialisée. De plus elle va remplacer le système de coordination entre les tribunaux par un regroupement de l’ensemble des procédures amiables collectives sous la compétence d’un seul tribunal : le tribunal saisi en premier lieu. Par conséquent le débiteur a désormais le choix de saisir le tribunal de commerce dans le ressort duquel est localisé le siège statutaire d’une des sociétés du groupe et celui-ci deviendra l’unique tribunal de l’ensemble du groupe. La loi Macron à discrètement introduit une version du forum shopping en France et en matière de groupe des sociétés, ce qui permet désormais au débiteur d’exercer un choix en faveur du tribunal qui lui est le plus favorable, dans une certaine mesure.
Le réglement de 2015/848 relatif aux procédures d’insolvabilité
Le principal risque du forum shopping est celui de porter atteinte à la sécurité juridique mais le nouveau règlement de l’Union européenne n°2015/848 relatif aux procédures d’insolvabilité semble avoir vocation à changer la situation. Le législateur européen distingue le forum shopping vertueux du forum shopping frauduleux. Le forum shopping consisterait pour un débiteur à déplacer le centre de ses intérêts principaux tout en informant ses créanciers du nouveau lieu à partir duquel il exerce ses activités. Au contraire, le considérant 29 prévoit qu’il est nécessaire de mettre en place « un certain nombre de garanties visant à empêcher la recherche frauduleuse ou abusive de la juridiction la plus favorable. ». Pour lutter contre le forum shopping frauduleux le règlement introduit dans son article 3 un délai de carence de 6 mois qui implique que sera inopposable la procédure en cas de transfert de sa résidence vers un autre Etat membre par une personne physique.
Le règlement européen prévoit que la juridiction étatique compétente est le centre des intérêts principaux du défendeur, l’article 3, paragraphe 1 dispose que « Les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel est situé le centre des intérêts principaux du débiteur sont compétentes pour ouvrir la procédure d’insolvabilité ». Pourtant c’est une notion qui reste vague, quels sont les critères permettant de caractériser le centre des intérêts principaux d’une personne ? Le législateur européen a tenté d’amener une réponse à ce questionnement à ce même article en affirmant que « le centre des intérêts principaux correspond au lieu où le débiteur gère habituellement ses intérêts et qui est vérifiable par des tiers. ». Donc deux conditions doivent être réunies pour qu’un lieu puisse être défini comme celui du centre des intérêts principaux : il doit être le lieu où le débiteur gère habituellement ses intérêts et il doit être vérifiable par les tiers.
Comme affirmé précédemment, un dispositif anti-forum shopping a été institué. Pour les sociétés et personnes morales, la présomption selon laquelle le centre des intérêts principaux est le lien du siège statutaire. Mais cette présomption « ne s’applique que si le siège statutaire n’a pas été transféré dans un autre État membre au cours des trois mois précédant la demande d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité. ». Le caractère habituel de la définition du centre des intérêts principaux suppose donc une certaine stabilité dans la localisation du siège statutaire de l’entreprise.
Malgré la méfiance du législateur européen à l’encontre du forum shopping abusif qui a pour but de se soustraire frauduleusement à ses créanciers, il a tout de même souhaité encadrer et consacrer le forum shopping vertueux. Dès lors qu’il est légitime et réalisé de manière transparente, le transfert du centre d’intérêt principal du débiteur est admis. Cela implique que le débiteur devra informer ses créanciers du changement du siège statutaire de son entreprise. Par exemple, dans l’affaire Eurotunnel, portée devant la chambre commerciale de la Cour de cassation française le 30 juin 2009, le fait que l’entreprise ait déplacé son siège statutaire de manière « vertueuse » en informant ses créanciers a conduit la juridiction à considérer que la société mère d’un groupe peut constituer le centre des intérêts principaux de ses filiales étrangères. Amenant les juges à considérer qu’il est possible d’ouvrir une procédure collective, soumise au droit français, à l’encontre de l’ensemble des sociétés du groupe.